Les essuie-glaces arrivaient à peine à dégager la vue par intermittence tant la pluie était abondante. Lancé à pleine vitesse, le ballet frénétique repoussait inlassablement les trombes d’eau qui inondaient le pare-brise.
Les mains collées au volant, les dents serrées, la conductrice ne quittait pas des yeux une route déserte qu’éclairaient bien médiocrement les phares de sa puissante berline noyés dans la brume épaisse d’un crépuscule languissant. En dépit de la pluie battante, elle roulait à vive allure, évacuant des trombes d’eau dans son sillage. De temps à autre, elle lançait un regard inquiet dans son rétroviseur. Mais pas la moindre lueur qui aurait révélé la présence d’un véhicule lancé à sa poursuite. Pourtant, elle le savait, ‘ils’ finiraient par retrouver sa trace, où qu’elle aille, ce n’était qu’une question de temps.
Elle avait bien failli se faire surprendre ! Sans une salutaire intuition, elle se serait jetée dans la gueule du loup. Il faut dire que le piège que lui avaient tendu ses poursuivants était particulièrement machiavélique. Le ‘sms’ l’invitant à se rendre sur la grand place de Paimpol était tout à fait convaincant puisque parfaitement conforme à la ‘procédure’. Passant devant la fameuse maison à tourelle, débouchant de la rue de l’église, elle fut assaillie d’un doute à la vue de la grosse Mercedes garée à quelques mètres à peine. Au lieu de chercher un emplacement pour se ranger, elle enfonça l’accélérateur et s’éloigna en hâte du centre ville. Quelque chose ne collait pas : la Mercedes aurait dû faire le double appel de phares. Ce ne pouvait donc être René au volant, car il n’aurait pas manqué de l’identifier. Mais alors qui ? Que s’était-il passé ?
C’est presque par hasard qu’elle s’était retrouvée sur la départementale 15 qu’elle suivit pourtant sans trop y penser, toute à ses réflexions : si son hypothèse se vérifiait, quelqu’un de ‘la Maison’ avait dû la trahir. Une taupe, oui, ce ne pouvait être que ça. Mais du coup, comment vérifier sans donner l’éveil ? Comment démasquer ce fumier ? Et, surtout, à qui se fier désormais ?… Hors de question d’appeler la Maison : trop risqué. René aurait pu avoir un empêchement, mais alors, il l’aurait prévenue. Après avoir travaillé ensemble pendant quatre ans, elle savait qu’il n’aurait pas manqué de le faire. À l’évidence, les consignes de sécurité n’avaient pas été respectées. On lui avait tendu un piège, elle en était persuadée à présent. Qui occupait la Mercedes ? Il lui avait semblé apercevoir trois silhouettes dans la lumière crépusculaire. René avait dû être intercepté ! Dans ce cas, elle avait tout intérêt à semer ses poursuivants au plus vite : la mafia russe ne plaisante guère, en général !
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L’épeire se laissa glisser mollement le long de son fil soyeux pour se laisser choir en douceur à la périphérie de la toile, parfaite comme à l’accoutumée, qu’elle venait de terminer. Elle progressa lentement vers le centre, épuisée, vidée de sa substance, afin d’y prendre un peu de repos et de se préparer à y guetter ses proies futures.
D’un geste lent et mesuré, Pierre reposa sa tasse à café sur la soucoupe. Il examina son dessin avec une moue satisfaite : ses dernières corrections avaient conféré au dessin, souple et délié, cette élégance à laquelle il tenait tant. Quelques menus coups de gomme firent disparaître les dernières traces du crayonnage : la planche était prête. Il avait eu du mal à rendre toute la sensualité exigée par la situation qu’il avait crée : une jeune femme, en visite chez la remplaçante de son médecin habituel, s’était sentie irrésistiblement attirée par la belle doctoresse qui n’avait pas tardé à être gagnée par le désir pressant de sa visiteuse et, en dépit de sa conscience professionnelle, avait fini par succomber. Rouges d’excitation, les deux femmes se roulaient sur le sol, s’arrachant leurs vêtements, en proie à un désir violent.
Pierre afficha un petit sourire coquin à la vue de ses créatures, attirantes et sensuelles comme il les avait voulues. Il poussa un profond soupir et laissa retomber lentement l’érection qui avait accompagné toute sa séance de travail. Pierre aimait les femmes, les belles femmes aux formes généreuses. Il se plaisait à leur donner vie sur le papier, à défaut de pouvoir les mettre dans son lit.
Sa dernière compagne avait claqué la porte de son bungalow depuis de longs mois déjà et Pierre se sentait bien seul dans cette habitation rustique, isolée au fond de ce bois, loin de tout. C’était cela, pourtant, qu’il avait recherché longuement : un havre de paix où il pourrait travailler en toute quiétude et où il pouvait s’adonner à son sport favori : la chasse. Son isolement lui pesait à présent. Il aimait la solitude, mais seulement jusqu’à un certain point…
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Lorsque, malgré la pluie battante qui ne diminuait guère, elle aperçut dans la pâleur du jour agonisant la petite route qui se présentait sur sa droite, Karin n’hésita pas une seconde : elle passa une, puis deux vitesses, afin de ralentir son véhicule, donna un léger coup de frein et emmancha la petite route sinueuse qui traversait des champs à perte de vue. Simple chemin vicinal aux pavés inégaux et guère entretenus, la petite route menait tout droit vers un bois qui se révéla progressivement à la vue de la jeune femme, au-delà du rideau de pluie. L’état du revêtement ne lui permettait de rouler qu’à allure réduite. Mais elle se sentait déjà moins menacée à présent. La désolation des lieux, la plaine solitaire nimbée de brume, la pluie battante, la nuit toute proche à présent, semblaient se liguer pour lui assurer un abri, l’aider à passer inaperçue. Un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur acheva de la rassurer : derrière elle, rien d’autre qu’un ciel plombé et le tracé chaotique du providentiel chemin campagnard.
À moitié déchaussé par les alluvions, un pavé se déroba sous la roue de la grosse Peugeot, provoquant une embardée. Déstabilisé, le véhicule quitta brusquement le chemin étroit pour se jeter dans une flaque. La boue gluante s’empara des deux roues droites de la voiture, bien décidée à ne pas lâcher sa proie. Avec un bruit de succion, le véhicule commença de s’enfoncer avant de s’immobiliser quelques mètres plus loin, en dépit des coups de volant rageurs et des appels d’accélérateurs nerveux de la belle conductrice qui, déjà, maudissait sa maladresse. Elle eut beau emballer le moteur, elle ne parvint qu’à provoquer un geyser de boue à l’arrière de la voiture prisonnière de la masse glaiseuse.
Karin comprit que toute nouvelle tentative n’aurait d’autre effet que de creuser davantage le piège dans lequel elle était tombée. Elle coupa le moteur en maugréant puis, désemparée, laissa tomber sa tête sur ses mains toujours crispées au volant. Elle sentit monter en elle un flot de larmes de rage désespérée. À grand-peine, elle contint le sanglot qui gonflait sa poitrine puis, prenant une longue respiration, elle se força au calme. Tout était silencieux, hormis le battement obstiné de la pluie sur la tôle.
Elle ne mit pas longtemps à se décider quant à la marche à suivre : prestement, elle ouvrit la boîte à gants, s’empara d’une petite enveloppe carrée contenant un CD qu’elle glissa dans la poche intérieure de sa veste. Elle plaça alors l’encolure du vêtement sur le sommet de sa tête dans l’idée de protéger, tant bien que mal, son abondante chevelure brune. Sans plus attendre, elle ouvrit la portière du véhicule et en jaillit d’un bond résolu. Elle se lança aussitôt sur le chemin pierreux, droit devant elle. Il ne fallut pas deux minutes pour qu’elle se retrouve complètement trempée et… glacée : les pluies de novembre sont plutôt fraîches en pays d’Armor ! En dépit de la nuit tombante, elle s’enfonça sous le dérisoire couvert des premiers arbres du petit bois qu’elle venait de rejoindre. Karin frissonnait sous l’assaut entêté des lames glacées qui lui giflaient le visage et lui lacéraient le corps. Renfrognée mais déterminée, elle poursuivit sa route.
Par deux fois, elle s’était arrêtée au bord du chemin dont les pavés luisants semblaient se jouer de sa détresse, le cœur au bord des lèvres, un goût de sang dans la bouche, haletante, transie, mais résolue à ne pas se laisser abattre. Elle sentait le froid mortel la pénétrer jusqu’aux os. Elle ferma les yeux brièvement, sur le point de s’écrouler ; elle se ressaisit pourtant et, farouche, se remit en mouvement. Elle ne distinguait plus rien à présent : il faisait nuit noire et elle se fiait au bruit de la pluie sur les pavés afin de ne pas quitter le chemin sinueux. Ses talons, heureusement d’une hauteur raisonnable, claquaient sur la pierre hostile.
Elle laissa s’échapper un petit cri de soulagement lorsqu’elle aperçut, au détour du chemin, la lueur blafarde qui venait d’apparaître, telle une improbable étoile. Hâtant sa marche, elle vit bientôt son espoir se confirmer : il s’agissait bien d’une habitation ! En quelques vigoureuses enjambées, elle se retrouva collée à la porte ruisselante et rêche, à bout de souffle, au bord de la défaillance. Il lui fallut reprendre haleine, réunir ce qui lui restait d’énergie avant de se mettre à tambouriner la planche trempée. Elle perçut presque aussitôt, malgré le bruissement obstiné de la pluie, une présence à l’intérieur. Sauvée !… En tout cas, momentanément…
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L’arachnide somnolait, reprenant quelque énergie, ainsi vautré au milieu de sa toile qui se balançait lentement au gré du vent ; quand il vit s’approcher la grosse mouche. Lorsque celle-ci perçut le danger, il était trop tard : emportée par sa vitesse, elle ne put éviter la toile que sa texture même rendait peu perceptible, et s’y englua instantanément. Les mouvements affolés qu’elle multipliait pour se dégager achevèrent de l’emprisonner. Lorsque, résignée, la mouche abandonna son combat, l’araignée se mit lentement en mouvement.
Pierre pensa tout d’abord qu’il avait mal entendu ou que quelque objet avait dû choir sous les assauts du vent, mais les coups répétés le convainquirent bien vite que c’était à sa porte que l’on s’en prenait. Il se leva d’un bond et, sans prendre le temps de réfléchir, parcourut les quelques mètres qui formaient couloir et, dégageant les verrous, ouvrit le battant à la volée. Le spectacle qui s’offrit à ses yeux manqua lui arracher un cri de surprise.
Sans un mot, il attira à l’intérieur la créature tremblante, trempée, visiblement à bout de force, qui le regardait avec des yeux hagards comme s’il eût été un fantôme.
— Excusez-moi, articula Karin, je… ma voiture s’est embourbée et je…
Sans mot dire, il s’empara de la veste et la laissa choir sur une chaise qui couina sous le poids du vêtement gorgé d’eau. La longue chevelure brune n’était plus qu’une sorte de serpillière collée au visage et au dos de la malheureuse qui ne parvenait pas à contenir un tremblement convulsif.
— Nous verrons cela, mais vous ne pouvez pas rester comme ça !… Venez.
Soutenant la jeune femme dont les dents claquaient, il la dirigea vers la salle de bains dont il ouvrit la porte en grand. Quelques instants plus tard, la large baignoire commença à se remplir en émettant de généreuses volutes de vapeur.
— Prenez un bain ! ça vous réchauffera. Et prenez tout votre temps. Je vais mettre vos vêtements à sécher, vous n’aurez qu’à enfiler ma sortie de bain, elle est très confortable.
Écartant une mèche qui, collée à sa peau, lui barrait le front, Karin lui adressa un « merci » à peine audible. C’est à ce moment que Pierre prit conscience qu’il avait devant lui une créature d’une rare beauté. Les yeux turquoise, joliment irisés d’ocre et pailletés d’un or délicat le fixaient d’un air interrogateur. Et ces lèvres charnues, ce visage d’ange, ruisselant de pluie, cette carnation… le chemisier collé à la peau qui révélait une poitrine généreuse… Il se sentit stupide et réalisa qu’il devait lui laisser le champ libre. Il bredouilla une vague excuse et se retira en hâte. Il lui sembla percevoir un petit air goguenard dans l’ultime œillade qu’elle lui décerna avant qu’il n’eût refermé la porte de la salle de bains.
« Non ! c’est pas vrai, c’est pas possible, je rêve, je vais me réveiller ! Tout ceci n’existe pas ! Cette créature n’a pas débarqué chez moi, c’est… c’est impossible !… impensable ! »
Pourtant la flaque d’eau qui s’étirait de la porte d’entrée à celle de la salle de bains, ainsi que la veste juchée sur la chaise et qui dégoulinait sur le plancher étaient bien réels. Il n’arriva pas à s’en trouver rassuré. Il demeurait, hébété, dansant d’un pied sur l’autre, incapable de se laisser aller à ressentir quoi que ce fût.
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Karin s’abandonna au doux réconfort de l’eau chaude. Son tremblement s’atténua pour disparaître bientôt et elle put se détendre enfin. Elle ferma les yeux et finit par s’assoupir. Elle se réveilla pourtant bien vite : elle avait recouvré son calme et sa lucidité, régénéré tant soit peu ses forces et sa combativité.
Elle s’essuya énergiquement, prit le temps de s’essorer les cheveux, emprunta une brosse — probablement celle abandonnée par l’ancienne petite amie de son hôte — pour se rendre à nouveau présentable et, renonçant à un maquillage bien inutile en ces circonstances, enfila la sortie de bain qui pendait à une patère.
Pierre ne put réprimer un sursaut lorsqu’il vit la superbe créature pénétrer dans le cercle lumineux que projetait sa lampe de salon. Sa mâchoire tomba comiquement et il se sentit déglutir.
« Dieu qu’elle est belle », pensa-t-il. « Je n’utiliserai plus jamais cette sortie de bain quand elle l’aura quittée !… Je la conserverai précieusement, comme une relique. Mais… d’où sort-elle ?… quel dieu, celte ou autre, a-t-il bien pu m’envoyer cette merveille ?… »
L’émoi du jeune homme n’avait bien entendu pas échappé à Karin qui ne put réprimer un léger sourire.
— Je… je vous ai préparé quelque chose à manger, articula-t-il, vous devez être affamée après cette épreuve.
Elle était sur le point de lui répondre qu’elle avait connu bien pire, mais, se ravisant, elle se contenta de hocher la tête et de lui sourire.
Dix minutes plus tard, ils étaient assis l’un en face de l’autre autour de l’épaisse table rustique qui trônait en plein milieu d’une cuisine encombrée de vieux meubles surchargés d’ustensiles d’un autre âge. Pierre avait acquis l’habitation et son contenu, et il avait tenu à tout laisser en l’état, accomplissant ainsi une sorte de respectueux voyage dans un passé qui le fascinait.
En quelques phrases, Karin avait fait avaler à Pierre — qui aurait accordé foi à bien plus invraisemblable encore — une fable plutôt alambiquée selon laquelle, à la recherche d’une espèce d’araignée en voie de disparition, elle se serait fiée aux indications d’une relation de son père, éminent arachnologue, qui lui aurait signalé la présence d’un beau spécimen dans la région. Elle s’était égarée à la tombée de la nuit… Fort galamment, Pierre s’était offert de dégager le véhicule embourbé en faisant usage de son 4 x 4 muni d’un puissant treuil. C’était dit : lever à l’aube, quelle que ce soit la météo.
Karin avait hésité un bref instant, se posant la question de savoir s’il était bien raisonnable de s’attarder ainsi. Isolée, la maison était des plus aisées à repérer mais, elle en était certaine : personne ne l’avait suivie sur la petite route. En outre, il lui fallait se reposer quelques heures avant de reprendre sa fuite éperdue.
Contenant un sourire amusé, elle feignit de ne pas avoir perçu le regard peu équivoque que Pierre venait d’adresser à sa poitrine. Sans qu’elle s’en soit rendu compte, le peignoir avait légèrement glissé, révélant aux yeux admiratifs d’un Pierre transi la courbe généreuse d’un sein rose et replet.
En d’autres circonstances, Karin, plutôt peu farouche en matière de sexe, se serait peut-être donnée à ce garçon dont l’émoi ne faisait aucun doute. Sans être un prix de beauté, il ne manquait pas de charme et était peut-être un excellent coup, après tout ! Karin décida, au milieu d’un irrépressible bâillement, qu’elle s’en assurerait une autre fois. Elle lui adressa un bref sourire mi-goguenard, mi-attendri, puis elle lui demanda où elle pourrait s’étendre quelques heures afin de récupérer tant soit peu.
— Vous pourrez occuper l’atelier, lui dit-il, d’une voix un peu précipitée. Il avait espéré, vaguement, que la belle aurait envie de passer un agréable moment en sa compagnie.
— L’atelier ?… fit-elle, les sourcils relevés.
— Euh, oui, c’est-à-dire… bredouilla-t-il, penaud, c’est comme ça que j’appelle cette pièce qui ne sert plus d’atelier depuis longtemps. C’est une chambre d’appoint à présent, pas très confortable, un peu encombrée, mais le matelas est bon et, pendant que vous preniez votre bain, j’ai mis de nouveaux draps.
— Ce sera parfait pour moi ! conclut-elle en se levant.
Visiblement dépité, Pierre se leva à son tour et, comme à regret, la pria de le suivre. ‘L’atelier’, que jouxtait une sorte de réserve tout encombrée de cartons et de boîtes en tous genres, s’ouvrait sur le couloir attenant à la cuisine. La pièce, vieillotte, avec ses murs lépreux et son plafond effondré par endroits, faisait penser à ces antiques demeures campagnardes, solides, mais vétustes. La pièce sentait le vieux carton et le moisi.
Sans se soucier le moins du monde de ce décor peu attrayant, Karin se dirigea vers le lit, titubante de fatigue.
— Bon, eh bien bonne nuit ! articula Pierre, et il se figea, comme s’il allait prendre racine.
— Bonne nuit, Pierre, et merci pour votre hospitalité !
Elle se tenait debout près de la tête du lit, les yeux lourds, la main sur la ceinture de son peignoir.
Réprimant un profond soupir, Pierre se décida à tourner les talons et à quitter la pièce.
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L’araignée entreprit de sucer patiemment le corps sans vie de sa proie, en commençant par les parties molles. Lorsqu’elle fut repue, elle se laissa glisser dans un profond sommeil réparateur.
La puissante Volvo dévorait la départementale. Trois personnages aux visages patibulaires l’occupaient. Trois colosses, trois brutes. Les yeux rivés à la route, le chauffeur avait la mâchoire crispée et les yeux rougis par le manque de sommeil. À l’arrière un corps épais se laissait mollement balloter par les cahots ; la tête ronde et presque chauve dodelinant au gré des tournants. Les ronflements de la brute épaisse étaient à peine recouverts par le bruit du moteur. À l’avant, à côté du chauffeur, un grand échalas tout anguleux tripotait un petit appareil qui ressemblait à un ‘gps’. Une longue cicatrice barrait son visage, du coin de la bouche à l’oreille.
— Elle a quitté la route principale, la salope ! éructa-t-il d’une voix rauque à la sonorité métallique.
— Quoi ? tu es sûr ? s’enquit le chauffeur.
— Si ce n’est pas ça, alors elle a fait demi-tour !
— Comment ça ? aboya-t-il, agacé.
— Ben on dirait qu’elle remonte sans cesse vers le nord est.
— Oui, c’est ça, elle a dû bifurquer quelque part.
Le chauffeur écrasa la pédale du frein. Quelques minutes plus tard, le lourd véhicule remontait la route en sens inverse et à allure plus modérée.
— Ne loupe surtout pas cette foutue route !
— Pas de danger ! Mais ne roule pas trop vite !… On dirait… oui, cette pute a dû arriver quelque part : le spot ne bouge plus.
— Tu es sûr ?
— Oui, là, le doute n’est plus permis : son véhicule est arrêté… ou alors…
— Ou alors quoi ?
— Ou alors, elle a découvert le mouchard et l’a balancé !
— ça, ça m’étonnerait !
— De toute façon, on verra bien !… Ici ! c’est ici, là, à gauche, regarde : une petite route !
— ça ne m’étonne pas qu’on l’ait loupé : c’est à peine un chemin. Ah !, la poufiasse ! Nom de Dieu, la salope de merde ! Attends, tu vas voir !… Les dents serrées, le Russe écumait. En proie à une joie mauvaise, il anticipait le moment des retrouvailles.
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Ce que Pierre s’était bien gardé de révéler à Karin, c’est la découverte qu’il avait faite peu de temps après avoir acheté la maison. En cherchant à nettoyer le réduit qui jouxtait l’atelier, il avait tenté de déplacer un rayonnage. Celui-ci, après lui avoir résisté, avait coulissé sur le côté pour révéler une cache soigneusement dissimulée. L’endroit était des plus exigus : deux, voire trois personnes tout au plus, pouvaient s’y tenir assises. Il devait s’agir d’une cachette remontant à la Seconde guerre mondiale et destinée à soustraire l’un ou l’autre résistant à la vigilance des soldats allemands. Afin de permettre à l’occupant du réduit de surveiller ce qui se passait dans la maison, ou tout au moins dans l’atelier, une ouverture avait été pratiquée dans le mur. Cette ouverture était masquée par un miroir sans tain qui se présentait, côté ‘atelier’, comme le miroir surplombant le lavabo installé dans la chambre.
Après en avoir débattu avec sa conscience, Pierre avait fini par céder à la folle attirance qu’il éprouvait pour Karin et, balayant ses scrupules, il avait tout éteint dans la maison, s’était glissé dans le réduit, avait fait coulisser le rayonnage et s’était installé derrière le fameux miroir-espion. Hélas ! la belle était déjà couchée ! Il dut se contenter de deviner, dans la quasi-obscurité, le superbe corps allongé sur le lit, douillettement emmitouflé. Immobile, elle était probablement déjà endormie. Avait-elle au moins pris le temps d’apprécier sa petite surprise ?
Épuisée ; Karin n’avait qu’un désir : s’allonger sous la couverture et s’abandonner au sommeil. Elle s’attendait à se frotter à des draps rêches alors que, tout au contraire et à son grand étonnement, elle se sentit glisser au fond du lit avec une facilité déconcertante. C’est qu’elle venait de se glisser dans une paire de draps de soie ! Où diable ce rustaud avait-il dégoté de tels draps ? Comment Karin pouvait-elle se douter qu’il s’agissait là des draps ayant appartenu à la mère de Pierre, luxe qu’elle s’était offert alors que son commerce était florissant ? Tout au plus les avait-elle utilisés une dizaine de fois, aux toutes grandes occasions, comme, par exemple, lors de l’accession au pouvoir du général de Gaulle. Pierre, qui adorait sa mère, avait gardé ces précieux draps comme on conserve une relique. L’occasion qui se présentait là lui avait semblé si exceptionnelle, si extraordinaire, qu’il avait rapidement décidé d’en faire profiter la merveilleuse créature qui lui tombait ainsi du ciel. Épuisée, Karin ne tarda pas à sombrer dans un profond sommeil.
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Résigné, Pierre s’apprêtait à quitter son poste d’observation, déterminé toutefois à revenir s’y poster juste après avoir réveillé la belle afin, espérait-il, de pouvoir la contempler dans une nudité qu’il supposait rayonnante. Il était déjà debout lorsqu’il perçut le bruit, léger certes, feutré, mais perceptible. Le doute n’était pas permis : quelqu’un était entré dans la maison ! Il se rappela avoir omis, dans la fébrilité qui avait suivi l’arrivée de Karin, de refermer les verrous. Trop tard pour se prémunir ! Il en était à se demander quelle attitude adopter lorsque, brusquement, les choses se précipitèrent : la porte de la chambre s’ouvrit et trois silhouettes massives firent leur apparition dans la pénombre. La lumière jaillit brutalement : un des occupants de la Volvo venait d’actionner le commutateur. Sans hésiter, les deux autres se ruèrent sur le lit et immobilisèrent Karin qui venait de se réveiller en sursaut.
Elle eut beau se débattre, ses trois agresseurs étaient déterminés et ne semblaient pas incompétents en matière de combat rapproché : les ruades désespérées de Karin, ses coups de pieds lancés à la volée n’eurent aucun effet. En un tournemain, elle se retrouva entravée, poignets et chevilles attachés aux montants du lit.
Le gros dormeur, à présent bien réveillé et qui semblait être le chef, s’assit sur le lit à côté de Karin pendant que le chauffeur lui maintenait la tête, menaçant de lui trancher la gorge au moyen d’un couteau effilé à souhait. Le troisième gaillard, le balafré, furetait à gauche et à droite dans l’intention de s’assurer que l’espionne ne leur avait pas préparé un piège à retardement ou quelque mauvaise surprise. Pierre retint son souffle lorsque, par delà le miroir du lavabo, le regard mort du sinistre individu sembla tomber sur lui. Mais le bonhomme se détourna et revint vers la porte de la chambre. Il sembla à Pierre que celui-ci avait l’intention de vérifier que la maison était bien inoccupée. Montée soudaine d’angoisse : il avait laissé le rayonnage ouvert ! Il suffirait au gaillard de passer la tête dans le réduit pour découvrir la cache. Lentement, le cœur battant, Pierre fit coulisser le meuble qui, heureusement, se déplaça presque sans bruit. Il entendit les pas pesants se déplacer dans le salon, puis se rapprocher. L’homme devait être dans le couloir à présent. Pierre se figea, tétanisé, la respiration bloquée : plus rien ! L’homme devait être immobile, aux aguets. Les pas reprirent pourtant et Pierre perçut des bruits de vaisselle provenant de la cuisine.
L’alerte passée, Pierre pouvait à présent observer la scène qui se déroulait dans la chambre. Lentement, le chef assis sur le lit, qui lui tournait le dos, avait entrepris de déboutonner la veste de pyjama de Karin. Les yeux du grand sec semblèrent s’allumer lorsque, dénudée, la poitrine de Karin apparut en pleine lumière. Quelle belle femme ! quel corps superbe ! Elle était encore plus belle, plus sensuelle que ce que Pierre avait imaginé ! La brute prit la parole, il devait fixer Karin dans les yeux, mais il s’exprimait en allemand, semblait-il, et Pierre ne comprenait pas un mot. Elle le foudroyait du regard et semblait lui tenir des propos méprisants. Le chef arracha soudain le pyjama de Karin qui apparut dans toute sa nudité. Il masquait en partie la vue de Pierre qui aperçut toutefois la toison sombre toison du pubis de la belle prise au piège. Sans aucune retenue, le gros homme se mit à peloter les seins de Karin qui ferma les yeux, serrant les lèvres, se préparant à subir les pires outrages. Le Russe se redressa et Pierre vit son pantalon choir sur ses chaussures. C’est à ce moment que le balafré rejoignit ses comparses. Un sourire gourmand s’afficha sur son visage à la vue du corps étendu, sans défense.
Avec un rire gras, le chef se plaça à califourchon sur le corps de Karin dans l’intention évidente de la violer. Il parut évident à Pierre que les trois hommes allaient, à tour de rôle, assouvir leurs bas instincts sur leur prisonnière entièrement à leur merci.
Une colère sourde s’empara de lui : pas question de laisser faire une telle ignominie. Presque sans réfléchir, Pierre fit coulisser le rayonnage sans crainte de se faire entendre : les rires énormes et les propos assurément graveleux des trois histrions couvriraient un bruit bien plus important que le faible couinement du meuble sur son rail. En Pierre, le chasseur venait de se réveiller, et tous les gestes qu’il accomplit dès lors relevèrent davantage de l’instinct que de la réflexion. Il traversa le corridor en hâte, se précipita sur l’armoire du salon, l’ouvrit d’un coup et en extrait son fusil de chasse. Il ne lui fallut que quelques secondes pour faire glisser le tiroir, s’emparer des cartouches et charger les deux canons du fusil. Quelques instants plus tard, il avait rejoint la cache. Dans sa hâte, il commit une erreur : emporté par son élan, tout agité par l’indignation et un furieux sentiment d’urgence, il mesura mal ses distances et le canon dressé du fusil vint heurter le miroir sans, heureusement, le briser. Mais le bruit fut suffisant et les trois hommes dont les rires avaient cédé la place à des sarcasmes et des paroles mielleuses et faussement flatteuses perçurent parfaitement le bruit et son origine.
D’un bond, le chef avait fait volte-face et, hébété, fixait le miroir, se demandant comment un tel bruit pouvait parvenir de cet endroit. Rapidement, le balafré avait porté la main à la poche intérieure de son veston, manifestement dans l’intention d’en sortir une arme à feu. Sans plus attendre et pratiquement sans viser, Pierre appuya sur la détente. Un vacarme assourdissant se fit entendre : au bruit de la détonation s’ajouta aussitôt celui du verre brisé et de la chute de ce qu’il restait du miroir sur le pavé de la chambre. La chevrotine avait, en une gerbe mortelle, fauché d’un coup les deux hommes qui, au moment de l’impact, étaient tout proches l’un de l’autre. Ils gisaient à présent, au milieu d’une mare de sang, au pied du lit, à moitié défigurés par le redoutable impact des gros plombs.
Pierre et le chauffeur se faisaient face, parfaitement visibles désormais l’un pour l’autre. Mais Pierre bénéficiait encore de la surprise et il ne dut pas dévier beaucoup son arme pour avoir le chauffeur en joue. Celui-ci, encore éberlué par la soudaineté de l’attaque et son côté insolite, manqua de rapidité et, bien qu’ayant l’arme au poing, il n’eut guère le temps de s’en servir : une nouvelle giclée de chevrotines atteignit la brute en pleine poitrine le tuant sur le coup.
Sans perdre haleine, Pierre se précipita au chevet de Karin qui, tétanisée, était incapable du moindre mouvement. Laissant choir son fusil encore fumant il entreprit de délivrer la malheureuse. Aussitôt libérée de ses entraves, Karin se précipita sur les corps et sans se soucier de sa nudité, se mit à vider les poches de ses tortionnaires. Pierre, ne réalisant pas encore bien ce qu’il venait de faire, eut le réflexe de décrocher le peignoir et d’en couvrir les épaules de Karin. Elle se redressa, haletante, le feu aux joues. Dieu qu’elle était belle ! Comme l’action lui allait bien, comme cette urgence dans ses yeux était prenante, belle, sauvage. Pierre se sentait envoûté, ensorcelé. Karin s’en était-elle rendu compte ou fut-elle mue par la simple reconnaissance ; quoi qu’il en soit, elle enlaça Pierre avec fougue et, sans lui laisser le temps de respirer, le gratifia d’un baiser torride. Le sang lui monta au visage et il lui sembla se dédoubler, comme si ce qui lui arrivait était en réalité vécu par un autre. Les bras de Karin autour de son cou qui l’enserraient, ses seins nus et chauds sur sa poitrine, son ventre plaqué contre le sien, ce baiser si sensuel, si sauvage, si… il crut défaillir. Lorsqu’il arriva à reprendre ses esprits, Karin avait refermé le peignoir et, assise sur le lit, feuilletait fébrilement les documents trouvés sur les trois intrus.
Tout se brouillait dans sa tête. Il parvint pourtant à articuler :
— Vous… vous n’êtes pas à la recherche d’un spécimen d’araignée, n’est-ce pas ?
Karin lui lança un bref regard dépourvu d’aménité, un regard de bête traquée.
— En effet ! Et je vous dois quelques explications. Mais nous ne pouvons pas rester ici !
Elle jeta les documents sur les corps étendus, puis se redressa, fébrile.
— Il faut faire disparaître les corps, en vitesse. Et nous éloigner d’ici au plus vite. Aidez-moi.
Déjà Karin avait entrepris de déplacer les corps vers le corridor. Elle lança à Pierre, toujours indécis :
— Leur voiture ne doit pas être bien loin ! Il faudrait s’en assurer.
— Euh… oui, oui, bien sûr ! J’y vais.
Au dehors, la pluie avait cessé. Muni d’une puissante lampe de poche, Pierre ne mit pas longtemps à découvrir la Volvo garée non loin de son bungalow. Les agresseurs avaient coupé le moteur dès qu’ils avaient aperçu la maison. Quelques minutes plus tard, les trois cadavres étaient entassés dans le coffre et à l’arrière du véhicule.
— Il y a un étang à quelques kilomètres d’ici, précisa Pierre, la berge est assez abrupte et la voiture devrait s’y enfoncer sans difficulté. C’est suffisamment profond, elle sera complètement immergée.
— Parfait ! Allons-y. Je vais récupérer mes affaires.
Ils rentrèrent en hâte dans le bungalow. Karin emprunta à Pierre une chemise et un pantalon ; elle rassembla ensuite ses vêtements encore humides ainsi que ses affaires dans un grand sac en plastique. Pendant ce temps, Pierre répandait de la sciure de bois sur les flaques de sang qu’il recouvrit ensuite d’un vieux tapis élimé.
— Il vaut mieux abandonner ma voiture, affirma Karin. Nous devons filer au plus vite. Prenez votre 4 x 4 et menez-moi à l’étang, je vous suis avec la Volvo.
Pierre n’hésita qu’un instant. Il était parfaitement conscient d’être embarqué dans une aventure dangereuse qui le dépassait complètement, mais il décida de faire confiance à Karin. D’ailleurs, avait-il vraiment le choix ?
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La pluie battante avait déchiqueté la toile patiemment tissée par l’araignée qui n’avait pas attendu l’anéantissement de son précaire garde-manger pour se réfugier dans l’encoignure de la large porte qu’elle venait de découvrir non loin de là. Patiemment, elle attendit la fin de l’averse.
— Mais bon Dieu, qu’est-ce qu’ils fabriquent ? s’impatienta le mafioso en lançant loin de lui le portable obstinément muet.
— Il a dû se passer quelque chose, ce n’est pas normal ! constata son acolyte, un géant aux cheveux ras. Tu as le dernier relevé ?
— Oui, ils doivent être quelque part du côté de Pontrieux.
— Prends Igor et Gricha avec toi, Boris, et allez voir ce qu’il se passe. J’espère que cette salope ne leur a pas joué un mauvais tour. Ah ! elle est coriace, la garce ! Si elle croit qu’elle va s’en tirer comme ça, elle se trompe lourdement. Je ne renoncerai pas !… Elle va nous les rendre, ces foutues preuves, et ensuite, elle aura droit à une jolie petite séance de charme ! Je ne sais pas comment elle s’y est prise, mais elle va la regretter, son audace !… Vous êtes encore là ? aboya-t-il en direction de Boris et de ses deux compères qui se hâtaient d’enfiler leurs holsters que déformaient de lourds pistolets parfaitement astiqués.
Les trois hommes dévalèrent un escalier raide et inégal, longèrent un corridor encombré de pièces mécaniques en tous genres, débouchèrent dans une cour où les attendait une grosse Toyota noire. Ils s’y engouffrèrent en hâte. L’imposante voiture démarra en trombe, franchit la grille d’entrée et emprunta la nationale à vive allure.
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Karin et Pierre attendirent que les cercles concentriques qui marquaient l’emplacement où venait de disparaître la Volvo aient complètement disparu avant de rejoindre l’étroit chemin de terre qui aboutissait à l’étang. Tant bien que mal, ils effacèrent les traces qu’avait laissées la lourde berline dans la boue bordant l’étang. Prestement, ils se hissèrent ensuite dans le 4 x 4 de Pierre et se remirent en route.
— Et maintenant, que faisons-nous ? interrogea Pierre, anxieux.
— Ils vont probablement supposer que je vais tenter de rejoindre Rennes par Guingamp, puis Saint-Brieuc. À éviter ! décida-t-elle.
— Nous pourrions rejoindre Lannion via la départementale 6, proposa Pierre. Il y a un aéroport régional… C’est à 6 kms de Perrros-Guirec.
— Bonne idée ! Ne tardons pas.
— ça roule ! fit Pierre, affichant un sourire qu’il devina bien peu convainquant. Le jour étirait à l’horizon une première bande de nuages blafards. Le véhicule s’ébranla, cahotant sur le chemin pierreux.
— J’appartiens à la D. S. T. confia Karin qui venait de se caler dans le fond de son large siège. Il y a un mois, le service dont je fais partie a pu localiser une antenne de la mafia russe implantée à Nantes. Pour la neutraliser, il nous fallait réunir les preuves de ses agissements. Chargée du dossier, j’ai réussi, suite à des écoutes téléphoniques et des filatures en règle, à me glisser dans leur immeuble pendant qu’ils étaient en opération. J’ai pris de gros risques, mais je suis arrivée à leurrer leurs protections et à avoir accès à leurs données informatiques. Il y avait deux sentinelles, mais c’est peu vu le nombre de locaux à surveiller. J’ai eu juste le temps de graver les preuves sur un CD. Il est là, dans ce sac en plastique. Je devais remettre ce CD à mon collaborateur, René, sur la place de Paimpol. Mais il n’était pas au rendez-vous ! à sa place : les trois brutes que vous avez tuées hier. J’ignore comment ils ont pu me pister.
— Ce sont trois fripouilles qui ne feront plus de mal à personne ! commenta Pierre, que cette histoire commençait à passionner, en dépit de la sainte trouille qu’elle lui inspirait.
— Certes, concéda Karin, mais nous affaire à un puissant réseau, et ils ne se laisseront pas faire aussi facilement. Je suis sincèrement désolée de vous avoir entraîné dans une telle aventure. Je n’aurais jamais dû venir frapper à votre porte et…
— Vous n’avez pas idée du bien que vous m’avez fait en débarquant ainsi chez moi ! C’est un cadeau du ciel ! Je… Pierre se rendit compte qu’il abattait ses cartes, mais n’en continua pas moins sur sa lancée :
— Vous… vous êtes la plus époustouflante des choses qui me soient arrivées, la plus belle apparition que j’aie pu rêver dans la grisaille de ma vie sordide et si banale ! Je… vous…
Il sursauta lorsqu’il sentit la paume de Karin se poser fermement sur sa cuisse. Quittant un instant la route des yeux, il contempla la belle brune, ne cherchant en aucune manière à dissimuler son admiration, son désir. À la vue des yeux mi-clos de Karin qui le scrutait d’un air goguenard, il sentit la toile de son pantalon se tendre sous l’effet d’une somptueuse érection.
À regret, il reporta son regard sur la route. Il était temps : le virage n’était plus qu’à quelques mètres des roues avant. Lentement, insidieusement, la main de Karin se rapprocha du phallus qui semblait chercher à s’échapper du pantalon distendu. Pierre bandait comme un cerf. L’idée que cette créature somptueuse était en train d’amorcer un acte sexuel dont il serait le bénéficiaire lui paralysait le cerveau. Il sentit le sang affluer à ses joues lorsque les longs doigts fins se posèrent sur son chibre frémissant. Elle serrait et desserrait les doigts avec une lenteur exaspérante. Pierre haletait, n’osant quitter la route des yeux. Il déglutit lorsqu’il entendit le léger bruit émis par la fermeture éclair qui descendait et il ne put retenir un spasme lorsque, libérée, sa verge jaillit du pantalon. Karin avait entrepris de masser lentement le chibre affolé qui se dandinait sous ses doigts vagabonds. Elle le serrait, puis relâchait la pression pour se mettre à pianoter la hampe qui semblait gagner encore en volume. Brusquement, la chevelure brune plongea entre les cuisses de Pierre qui manqua jouir lorsqu’il sentit son pénis s’envelopper du délicieux fourreau brûlant que formait la bouche de Karin. Réalisant qu’il avait de plus en plus de mal à contrôler le véhicule, il décéléra puis freina pour finir par se ranger sur le bas-côté d’une route parfaitement déserte à une heure si matinale. Au moment de mettre le levier de vitesse au point mort, il avisa, dans la faible lueur du soleil levant, une sorte de pavillon éloigné de la route d’une centaine de mètres tout au plus. Karin interrompit son va-et-vient sur le membre tout gonflé de désir et leva vers Pierre un regard interrogateur.
— Regardez ! murmura-t-il, on dirait que voilà un abri qui tombe bien à propos !
La perspective de s’abandonner à une fringale sexuelle dans la cabine d’un 4 x 4, si confortable et spacieux fût-il n’enchantait guère Karin. Aussi adressa-t-elle à Pierre un large sourire gourmand en hochant la tête.
— Excellente idée ! Ce sera toujours plus confortable que sous ce gros tableau de bord !
Pierre réussit, non sans mal, à convaincre son phallus de réintégrer, le temps du trajet, son logement habituel. Malicieuse, Karin l’observait. Déjà passablement excitée elle aussi, elle avait envie à présent de ce garçon si tendre, si attentionné et à qui elle devait une fière chandelle. La fière chandelle qui venait, hélas ! de disparaître dans le pantalon d’un Pierre que l’excitation rendait malhabile.
— Ce ne sera peut-être pas facile de pénétrer dans ce pavillon, observa-t-il.
— Ne t’en fais pas pour ça, affirma une Karin très sûre d’elle en lui décernant un clin d’œil complice.
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La jeune femme n’eut aucune difficulté à forcer la vieille serrure du petit bâtiment, un ancien pavillon de chasse reconverti en dépôt municipal à l’usage des cantonniers. Curieusement, la porte s’ouvrait vers l’extérieur, dérogeant ainsi à un principe architectural pourtant largement répandu. À l’intérieur, des outils, des tuyaux, des sacs de ciment, et une armoire métallique contenant une montagne de couvertures frappées aux couleurs de la municipalité.
— Il ne manque plus que le champagne ! plaisanta Karin avant de répandre sur le sol un bon paquet de couvertures qui ne sentaient pas trop le moisi. Impudique, elle se laissa glisser sur ce matelas improvisé et se renversa en arrière, à même les couvertures. Pierre la contempla, le cœur battant. Il la trouvait plus belle encore en cette posture pourtant inconfortable mais si provocante. Vivement, elle déboutonna sa chemise, révélant aux regards admiratifs d’un Pierre extasié, son corps somptueux, tout vibrant de l’impatience d’être caressé, pétri, peloté, pénétré.
Sans plus attendre, Pierre s’allongea sur la belle qui referma sur son dos l’étau de ses cuisses musclées. Le souffle court, ils se mangeaient des yeux. Karin se cambra, lui offrant ses seins. Elle connaissant la force d’attraction de ses courbes généreuses et ne se privait pas d’en user et d’en abuser. Perdant toute retenue, Pierre se mit à malaxer la poitrine offerte. Couinant de plaisir, Karin passa une main derrière la nuque du jeune homme et, farouche, l’attira à elle. Leurs lèvres brûlantes se rencontrèrent, semblèrent hésiter un bref instant avant de s’ouvrir pour laisser passer leurs langues avides. Ils échangèrent un baiser langoureux qu’ils savourèrent longuement. Leurs langues se poursuivaient, se léchaient, s’immobilisaient un moment pour reprendre de plus belle leur folle course poursuite. Le phallus de Pierre se frottait convulsivement sur la vulve de Karin qui mouillait d’abondance. Il la serrait à l’étouffer.
Sentant monter le désir de Pierre, elle relâcha l’étreinte de ses cuisses pour se redresser un peu. Se saisissant du chibre qu’elle laissa palpiter un moment entre ses doigts, elle se mit à lui distribuer une salve accélérée de petits coups de langué acérés. Les yeux révulsés, le nez au plafond, Pierre exultait. Karin soupesa les couilles du garçon, qui tremblait de plaisir, avant de les enfermer dans la chaleur de sa main. De l’autre elle martyrisait le gourdin affolé qui semblait au bord de l’explosion. Le petit bout de sa langue pointue s’insinua dans le méat et se mit à le fouiller, comme si elle cherchait à s’introduire dans l’étroit conduit. Elle enserra ensuite le haut du membre entre ses lèvres qu’elle serrait et desserrait, mordillant de temps à autre la chair frissonnante. Elle ramassa d’un coup de langue avide la légère mouille que venait de libérer le méat encore ébahi par le traitement qu’il venait de subir. Ses narines frémirent à la réception de cette odeur de mâle en rut. L’œil conquérant, Karin regardait pulser entre ses doigts experts le membre distendu. Tout en continuant de branler fermement, presque sauvagement, à grands coups de poignets, le braquemart épanoui, Karin se mit à léchouiller le champignon, variant sans cesse rythme et pression. Dans un état second, Pierre lui caressait tendrement les cheveux.
Alors qu’elle s’affairait sur le sexe de son partenaire, il lui vint une pensée surprenante : « c’est comme quand j’avais très faim et que maman me faisait attendre avant de me servir, je salivais si fort que j’en étais honteuse. Là, j’ai l’impression que je salive aussi, mais pas de la bouche ! » Elle jeta un rapide coup d’œil sur son entrejambe et sentit monter en elle une nouvelle bouffée de désir à la vue des traînées de mouille qui se répandaient sur le haut de ses cuisses.
Karin aimait le sexe, elle en était dépendante, comme d’une drogue. Dès qu’elle avait découvert la puissance d’attraction de son corps, de ses formes pulpeuses, de son visage harmonieux, de ses yeux profonds et pénétrants, elle n’avait cessé de multiplier les expériences sexuelles. Pourtant, très vite, elle s’était lassée de la facilité avec laquelle elle arrivait à mettre dans son lit tout qui avait su lui plaire.
Dès ses premières missions pour les services de renseignements, elle avait senti à quel point le danger représentait pour elle une source d’excitation résolument sexuelle. Il ne s’agissait pas simplement de ce stress qui met les sens en éveil, non : en présence du danger, Karin mouillait bel et bien sa petite culotte. Les risques qu’elle encourrait, la tension qui ne manquait jamais de s’installer, l’angoisse de se faire surprendre, stimulaient fortement sa sensualité, provoquant une sorte de gonflement de tout son être, sexe inclus, sexe d’abord. Pour elle, l’expression ‘tous les sens en éveil’ revêtait une signification particulière. L’état de vigilance était devenu, pour elle, synonyme d’excitation. Par autodérision, elle affirmait : « Je mouille ? attention ! danger immédiat ! » Ce n’était pas le danger lui-même que Karin aimait et dès lors recherchait, mais l’état dans lequel le danger la plongeait.
Tout en lui lançant un regard résolument vicieux, elle se mit à matraquer un de ses seins à l’aide du pénis de Pierre qui se prêta au jeu avec une complaisance empressée. Quel spectacle !… Elle fit mine d’enfoncer le gland dans son globe palpitant, puis elle le frotta sur son téton fièrement dressé. Le chibre, lubrifié à souhait, coulissait à présent entre les seins de Karin qui avait disposé ses mains de part et d’autre de son buste afin d’enserrer le phallus affolé qui multipliait ses va-et-vient. Sentant monter l’orgasme, elle pressa fermement le méat afin de stopper la montée du plaisir. Un spasme secoua le corps du jeune homme qui reprit le contrôle de son excitation.
Estimant le moment venu, Karin recouvrit prestement le dard brandi au moyen du condom qu’elle avait préparé depuis un bon moment. En quelques gestes précis, elle s’assura que le film caoutchouteux était placé correctement avant de s’étendre à nouveau sur les couvertures, pantelante, offerte.
Distendu, le membre turgescent se glissa dans la gaine soyeuse et brûlante. Pierre dut déployer un effort considérable pour ne pas s’abandonner à une jouissance à nouveau imminente. Tout vibrant, les yeux fermés, la respiration interrompue, se mordant les lèvres, le garçon était totalement concentré, tendu comme une corde de piano.
Avec soulagement, Karin constatait qu’elle n’avait pas affaire à un de ces éjaculateurs précoces qui la laissaient frustrée et d’humeur maussade. Attentive, elle s’interdit tout mouvement afin de laisser le jeune homme se ressaisir. Lorsque, après un profond soupir, il rouvrit les yeux, elle lui sourit avec une sorte de tendresse amusée et laissa son bassin reprendre sa danse lascive. Ils coulissèrent ainsi, longuement, lentement, partageant le bonheur de savourer ces instants divins, ce plaisir envahissant dont ils voulaient différer l’épanouissement.
Soudain, Karin se dégagea et, après avoir envoyé à Pierre un regard qui en disait long sur son état d’excitation, elle se retourna et lui présenta ses fesses, pointant insolemment sa croupe vers le membre frétillant du jeune homme qui semblait au bord de l’extase. Karin manqua jouir sur le coup lorsque le sexe de Pierre s’engouffra à nouveau dans la grotte en fusion. Des sexes, elle en avait déjà accueillis, de toutes les formes, de toutes les tailles : des minces, des gros, des longs, des… bref, comme dans la chanson !… Elle apprécia immédiatement celui de Pierre : bien droit, bien large, pas trop, juste ce qui lui convenait. Le chibre qui la laminait en ce moment exerçait sur l’anneau situé à l’entrée de son vagin, la partie la plus sensible, la pression optimale, le frottement le plus efficace. Chaque passage faisait naître en elle une myriade d’étoiles qui se muaient en délicieux frissons se répandant dans tout son corps. Il devenait difficile de déterminer si c’était lui qui la pilonnait ou elle qui, à chaque pénétration, venait s’empaler sur la tige rigide. Les mains rivées aux fesses de sa partenaire, il contenait son plaisir.
Les coups de boutoir s’accéléraient, Karin sentait monter sa fièvre, le regard de Pierre devenait celui d’un halluciné… Les premiers spasmes secouèrent le corps de Karin qui haletait de plus belle. Comme elle aimait les hommes quand ils étaient ainsi, au bord d’eux-mêmes, totalement en proie à leur désir, prêts à jaillir, à se répandre, à exploser.
Son orgasme s’annonçait grandiose. Pour elle, la jouissance était une véritable libération : l’évacuation puissante, viscérale, sauvage, de toutes ses angoisses, de toutes ses tensions, de toutes ses frayeurs. C’est l’œil vif, parfaitement reposée, gonflée à bloc, en ‘parfait état de fonctionnement’, qu’elle reprenait ensuite contact avec la réalité.
Brusquement, elle serra ses muscles vaginaux afin de mieux ressentir les assauts du bélier emballé. Et le voile rouge se forma, la montée de chaleur atteint son paroxysme, il lui sembla que son corps gonflait de partout, qu’elle allait exploser, s’envoler. Elle sentit les tressaillements frénétiques qui accompagnaient la jouissance de Pierre qui lui griffait le dos. Agité de violents soubresauts, il tremblait de tous ses membres. Karin se laissa envahir par cette illumination cotonneuse qui, tel un feu d’artifice, pétillait dans ses entrailles. Dans un profond soupir, elle s’abandonna à la délicieuse sensation qui se prolongea longuement avant de s’estomper.
Elle accueillit le relâchement de Pierre avec une infinie tendresse. Lentement, elle lui caressa les cheveux, fixant le plafond d’un regard absent, un sourire béat s’épanouissant sur ses lèvres. Prestement, elle ramena quelques couvertures sur leurs corps nus. Quelques instants plus tard, enlacés, ils dormaient comme des anges.
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La nouvelle toile s’étirait à présent entre brique et boiserie. Légèrement alourdie par la rosée, elle scintillait sous le pâle soleil matinal. La prédatrice n’avait pas ménagé ses efforts et c’est en un temps record qu’elle avait couvert la quasi-totalité de l’angle supérieur de la porte du petit édifice. À coup sûr, le nouveau piège se montrerait aussi efficace que les précédents et, confiante, l’araignée attaqua la confection des derniers pourtours.
Complètement englué, étendu de tout son long au fond de l’immense filet gluant, Pierre contemplait, effaré, l’étrange créature qui venait de s’engager sur la toile instable et progressait rapidement dans sa direction. Il lui avait semblé reconnaître une énorme araignée, mais c’était une femme à six pattes et à quatre bras qui gesticulait à présent devant lui. Le monstre se pencha soudain et Pierre reconnut le merveilleux visage de Karin qui lui souriait d’un air gourmand. Une douce chaleur se fit sentir entre ses cuisses et, baissant les yeux, Pierre vit la bouche avide d’une Karin devenue immense engloutir son sexe dressé, tel un obélisque triomphant. Elle le pompait avec une vigueur inouïe, mordillant la hampe au passage. Elle interrompit son va-et-vient et se mit à lécher le gland violacé, y abandonnant d’abondantes traînées de salive avant de distribuer sur le champignon fendu une salve roulante de petits coups de langue acérés. Pierre sentit monter un orgasme irrépressible. Brusquement, comme si son esprit avait soudain été projeté à plusieurs mètres de haut, il se vit étendu sur le dos, au milieu d’un vaste trampoline, tandis qu’une immense sauterelle s’affairait à hauteur de son bassin. Soudain : zoom avant, gros plan sur le bas de son corps. Son sexe était à présent parfaitement droit et rigide, noir et luisant, rond et régulier comme le canon d’un fusil de chasse. L’orgasme qui le secoua projeta en l’air une abondante giclée de chevrotines qui monta à l’assaut d’un ciel d’une blancheur irréelle.
En nage, Pierre ouvrit les yeux et, après être demeuré un moment hébété, s’ébroua tel un chiot. À côté de lui, une Karin encore endormie disparaissait presque entièrement sous les couvertures. Laissant s’effilocher les images de son rêve étrange, il revint à la réalité et réveilla sa compagne en lui posant un tendre baiser dans le cou. Le premier regard qu’ils échangèrent était imprégné de tendresse.
Quelques minutes plus tard, le couple, qui s’était livré à une toilette sommaire, était prêt à quitter les lieux. Par prudence, Karin se hissa sur un coffre à outils et jeta par l’unique, étroite et haute fenêtre du pavillon un regard prudent à l’extérieur.
— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle, c’est… c’est impossible !
— Qu’y a-t-il ? questionna Pierre, angoissé.
— Comment ont-ils fait ?… Ils, ils sont là ! Ils arrivent par ici, ils progressent dans notre direction.
— Ils nous ont repérés ?
— Je ne crois pas, non : ils regardent à droite et à gauche, ils nous cherchent. C’est le 4 x 4 qu’ils ont localisé, pas nous. Ou plutôt… ça, y est ! j’ai compris !…
En un petit bond souple et gracieux, Karin descendit de son perchoir pour atterrir pratiquement dans les bras d’un Pierre affolé.
— C’est ce fichu CD ! affirma-t-elle. J’aurais dû m’en douter ! Il doit contenir un mouchard…
— Sur un CD ? articula Pierre, incrédule. C’est impossible !
— Plus aujourd’hui, conclut-elle. La miniaturisation est en progrès constants !
— Comment nous échapper ? Il n’y a qu’une porte, et elle leur fait face.
— Et nous n’avons pas d’arme.
— J’aurais dû prendre mon fusil !
— Je crains que ce ne soit la fin, affirma-t-elle, la voix nouée. La seule chose à faire : nous cacher sous les couvertures !
— Dérisoire ! Ils vont entrer et ils fouilleront probablement partout.
— Tu as mieux à proposer ?
Non sans s’être munis, elle d’un lourd marteau de cantonnier, lui d’une pioche rouillée, ils se dissimulèrent en hâte sous le tas de couvertures. Le cœur battant, ils attendaient le couinement de la lourde porte sur ses gonds, prêts à frapper au jugé, conscients qu’ils n’avaient pas la moindre chance d’échapper au massacre.
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— Ils ne peuvent pas-être bien loin, fulminait Igor qui, le nez levé, cherchait un chemin entre les arbustes, au-delà des champs et des vergers qui jouxtaient la route.
— à part ce pavillon, je ne vois aucun abri, constata Boris qui progressait, l’arme au poing, en direction du dérisoire refuge des amants.
— Bah ! ça m’étonnerait qu’ils se soient planqués dans un endroit aussi facile à repérer, objecta Igor. Ils ont fort bien pu abandonner le véhicule et poursuive en faisant de l’auto-stop.
— Ou s’enfoncer dans la campagne, renchérit Gricha. Ce ne sont pas les possibilités qui manquent !
— Mais pourquoi avoir abandonné le CD ? reprit Boris. Elle n’a même pas cherché à le dissimuler. Il ya là quelque chose qui m’échappe.
Ils étaient arrivés à hauteur du pavillon et, sans attendre, Igor posa la main sur la clenche froide et humide.
— Ce n’est même pas fermé ! constata-t-il.
Il voulut pousser le battant, puis, constatant que celui-ci devait être tiré et non poussé, il l’attira à lui. Surpris, il eut un geste convulsif afin de se débarrasser de la gluante toile d’araignée qui, démantelée, venait de choir sur son visage.
— Pouah ! quelle saloperie ! D’où sort cette… ? Levant le nez, il s’aperçut qu’il venait, en ouvrant la porte, de déchirer la toile.
Le rire métallique de Gricha résonna dans le matin blafard :
— Ha ha ha !… Inoccupé depuis belle lurette, ce bâtiment ! conclut-il. Tu as dérangé cette sale bête qui te trouve trop gros ! Ha ha ha !…
Igor haussa les épaules, s’épousseta prestement et, sans conviction, passa une tête à l’intérieur du pavillon. Un rapide regard circulaire le convainquit que le lieu était inoccupé.
— Le seul locataire ici, ironisa-t-il, c’est cette araignée !
— Assez perdu de temps comme ça ! aboya Boris, reprenons la poursuite.
— Là ! fit Gricha, d’une voix suraiguë et chargée d’angoisse, nous sommes repérés. Il pointait la route d’un doigt tremblant.
Les gendarmes avaient parcouru les derniers mètres tous feux éteints afin de ne pas alerter le trio. En quelques instants, le dispositif s’était déployé. Les Russes n’avaient aucune chance de s’échapper. Rageusement, Boris fit feu, tirant dans le tas, aussitôt suivi par Igor et Gricha. Les gendarmes ripostèrent immédiatement, non sans efficacité : quelques instants plus tard, ils relevaient le corps sans vie de Boris et passaient les menottes à Igor, affalé, la jambe droite en sang ; ainsi qu’à Gricha qui, blessé à l’épaule, son pistolet déchargé, tentait de s’échapper en contournant le pavillon.
Quelle ne fut pas la surprise des gendarmes lorsqu’ils virent sortir du pavillon le couple étrange que formaient Karin et Pierre, à peine remis de leurs émotions.
— Vous… vous êtes l’agent Karin H… ? s’enquit l’officier, interloqué.
— Oui, capitaine, lui répondit Karin en affichant un large sourire. Mais dites-moi par quel miracle ?…
— Votre collègue René avait vu juste, commenta le gendarme. Ses renseignements de dernière minute nous ont permis de pendre ces trois assassins en filature. En outre, il a démasqué la taupe qui renseignait la mafia russe. Mais il vous racontera tout ça.
— Je vois, eh bien félicitations. J’aurais dû me douter que René agissait au mieux. Mais laissez-moi vous présenter mon sauveur ! Ce disant, elle glissa sa main dans celle de Pierre qui ne put retenir un gloussement de plaisir.
L’officier vit dans ce menu geste la confirmation de ce qu’il soupçonnait : ces deux-là venaient de passer une nuit mouvementée !
— Notre sauveur, précisa Pierre en souriant, le voici ! Et il pointa le doigt vers la porte du pavillon sur le linteau de laquelle l’araignée, laborieuse, venait de se remettre au travail, étirant inlassablement de fins fils soyeux afin de se fabriquer un nouveau piège.
— Eh bien, j’aurai fini par le localiser, mon spécimen unique ! plaisanta Karin. Tu vois, mon histoire n’était pas un bobard, en fin de compte. C’est pourtant vrai que nous lui devons la vie à cette bestiole !
Un grand roux, enfermé dans un imperméable fatigué, approchait à grands pas, son visage rondouillard illuminé d’un sourire rayonnant.
— René ! s’exclama Karin avant de lui sauter au cou et de l’étreindre un bref instant. Tu as été épatant, sans toi…
— Tais-toi, voyons ! c’est toi qui a fait le gros du travail ! comme d’hab’…
Les regards admiratifs que René adressait à Karin en dirent long à Pierre sur la nature de leurs relations : elle le menait par le bout de la queue sans lui avoir jamais rien accordé. Efficace !… Quelle femme !
Pour autant, il ne put réprimer un assaut de jalousie. Mais qu’il la laisse donc tranquille, ce babouin ! C’était sans doute un bon flic, mais qu’il ne l’approche pas…
Pierre était en train de réaliser qu’elle occuperait à tout jamais une place d’importance dans sa vie, ou, plus exactement, dans son souvenir, car il sut, au même moment, qu’il l’avait déjà perdue. Il venait d’en lire la confirmation dans son regard, pourtant tendre et complice. Oui, Karin ne se donnerait plus à lui, en dépit des moments intenses qu’ils venaient de vivre, car, malheureusement pour Pierre, le danger était passé.
Proposée par Bilitis.